Télécoms : la question de la neutralité de l’internet

neutralité De nouveaux développements sur la question de la neutralité de l’internet. Alors que les équipements techniques qui forment le réseau internet rendent désormais possible une gestion discriminatoire du trafic, de vifs débats politiques ont lieu actuellement pour déterminer si le principe de la neutralité de l’internet doit ou non être garanti par la législation.

Le débat a progressé à la fois aux États-Unis et en Europe, notamment en France, grâce à l’intervention des autorités publiques et pour l’essentiel des régulateurs.

Neutralité de l’internet : l’action de l’Arcep

L’Arcep, qui est chargée de la régulation du secteur en France, a réalisé un travail approfondi au sujet de la neutralité. Ce travail, engagé depuis septembre 2009, a conduit l’Arcep à lancer en 2010 une seconde phase de travaux, cette fois-ci publique, avec l’organisation d’un grand colloque international le 13 avril 2010, puis à publier, en septembre 2010, des lignes directrices (1). Ces premières orientations ont permis le lancer trois chantiers :

  • le premier, sur le marché de gros de l’interconnexion, où l’Arcep a adopté une décision de collecte périodique de données (2) ;
  • le second concerne la qualité de service sur internet, pour lequel l’Arcep poursuit des investigations approfondies, notamment sur les méthodes de mesure (3) ;
  • le troisième, qui a conduit à la constitution d’un groupe de travail sur la gestion de trafic, en coordination avec la DGCCRF, la DGCIS, des FAI et des représentants d’utilisateurs et de consommateurs.

Le Parlement, par la loi n° 2011-302 du 22 mars 2011, a demandé à l’Arcep de faire le point sur la neutralité de l’internet. L’Arcep a remis le 20 septembre 2012, au Parlement et au gouvernement, son rapport sur cette question (4). L’Arcep y procède à une analyse des enjeux techniques et économiques, décrit les compétences dont elle dispose et précise les travaux qu’elle met en œuvre pour veiller au respect de la neutralité de l’internet.

Dans ce rapport, l’Arcep s’engage à mettre en place un observatoire de la qualité de l’internet permettant de mesurer la qualité des services d’accès à internet fournis par les différents opérateurs et de mieux comprendre l’effet sur cette qualité des pratiques des opérateurs, notamment en terme de routage, d’interconnexion et de gestion de trafic.

Ce suivi est indispensable pour permettre à l’Arcep, non seulement d’évaluer l’impact de ces pratiques sur la qualité de service, mais aussi d’être mieux armée pour régler les conflits qui pourraient apparaître sur les marchés liés au réseau internet (5). Si cette nouvelle démarche de l’Arcep apparaît utile, elle demande cependant à être examinée en détail, notamment en ce qui concerne la nécessité de renforcer le droit à une qualité de service afin d’apporter plus de garanties.

En effet, sur le plan réglementaire, la garantie d’un service minimum pour l’accès à internet comme de la qualité et du choix des services, dépend, selon la nouvelle directive « service universel » (6), de la libre concurrence. Certes, il existe actuellement un débat sur la signification des termes « qualité de service », ce qui donne une marge de manœuvre au législateur français, il n’en reste pas moins que cette possibilité, portant sur le droit à un débit minimum, ne pourra toutefois pas, de lege data, aller jusqu’à assurer à l’internaute l’accès à tous les contenus disponibles.

La question de la neutralité de l’internet intéresse également le fonctionnement concurrentiel des marchés dans la mesure où le trafic est acheminé par des réseaux qui sont interconnectés les uns aux autres selon des modèles économiques qui influent très directement sur la construction et la rentabilité des offres commerciales de gros et de détail.

Neutralité de l’internet : l’action de l’Autorité de la concurrence

Le renvoi à l’application des règles générales de droit de la concurrence constitue la réponse qu’avancent de nombreux acteurs contre la proposition d’édicter des règles spécifiques pour éviter les discriminations engendrées par la gestion de trafic. Cette réponse ne nous semble cependant pas convaincante, d’une part parce que les procédures de droit de la concurrence sont souvent longues et complexes et d’autre part parce qu’il n’est pas certain que le droit de la concurrence soit à même de régler des problèmes soulevés, ni à travers la prohibition des ententes ni à travers l’interdiction des abus de position dominante (7).

A titre d’illustration, Cogent (transitaire) a saisi l’Autorité de la concurrence au sujet de pratiques de la société France Télécom (FAI et transitaire intégré). Cogent reprochait à France Télécom de remettre en cause le fonctionnement traditionnel de l’internet (et notamment le rôle privilégié des transitaires), en s’appuyant en particulier sur sa structure d’opérateur intégré verticalement.

En pratique, en application de sa charte d’appairage (peering en anglais) (8), France Télécom a conditionné l’augmentation progressive de ses capacités d’interconnexion avec Cogent à une compensation financière de la part de cette dernière. Cogent refusant de souscrire aux conditions proposées par France Télécom, les capacités d’interconnexion resteraient donc insuffisantes et, par suite, congestionnées depuis plusieurs années, avec pour conséquence la dégradation (mais pas la coupure) de l’accès pour les fournisseurs de contenus clients de Cogent aux utilisateurs résidentiels et professionnels d’offres d’accès à l’internet d’Orange.

D’une manière plus générale, l’échec des négociations entre deux acteurs centraux de l’internet est susceptible de conduire à la fragmentation de l’internet, par dégradation, voire coupure, de l’interconnexion entre les acteurs concernés. En l’espèce, l’Autorité de la concurrence a considéré que « compte tenu du caractère très asymétrique des échanges de trafic entre France Télécom et Cogent, cette demande de facturation ne constituait pas une pratique anticoncurrentielle » (9) et « qu’une telle rémunération n’est pas une pratique inhabituelle dans le monde de l’internet en cas de déséquilibre important des flux entrant et sortant entre deux réseaux et correspond à la politique générale de peering adoptée par France Télécom et connue de Cogent ».

En revanche, selon l’Autorité de la concurrence, la création par Orange de son propre opérateur de transit, Open Transit, qui achemine les flux internet depuis les fournisseurs de contenus (souvent aux Etats-Unis) vers les clients des fournisseurs d’accès à internet, dont Orange, dans le reste du monde, pourrait conduire à des abus de position dominante, comme des « pratiques de ciseau tarifaire ».

Dans un test de marché du 3 avril 2012, l’Autorité de la concurrence a ainsi souligné « l’opacité des relations entre Orange [branche FAI] et Open Transit [branche transitaire] » et le fait que « l’absence de formalisation des échanges internes au groupe France Télécom entre ces deux entités rend difficile le contrôle d’éventuelles pratiques de ciseau tarifaire ou même de discrimination et rend par conséquent plus facile la mise en œuvre de telles pratiques » (10).

France Télécom a donc proposé des engagements pour répondre aux préoccupations de concurrence exprimées par les services d’instruction, visant principalement à formaliser un protocole de cession interne entre ses branches FAI (Orange) et transitaire (Open Transit).

L’Arcep a pour sa part demandé, dans un avis publié en 2011, à connaître les « modalités, techniques et tarifaires, d’une augmentation des capacités d’interconnexion » par France Télécom, « afin d’apprécier le caractère non discriminatoire des conditions qui seraient proposées » par France Télécom à Cogent (11). Ce cas de figure illustre deux tendances nouvelles du secteur des communications électroniques :

  • le passage d’un modèle gratuit à un modèle payant conduit souvent à des négociations tendues entre les parties, voire à des répercussions réelles sur l’interconnexion : baisse ou limitation des capacités, voire même peut-être à une rupture complète de l’interconnexion ;
  • le mouvement selon lequel les principaux FAI, en étendant leur réseau au-delà des frontières nationales, développent progressivement leurs interconnexions directes (en peering) avec des opérateurs. Ils commencent à commercialiser leurs propres services de transit et viennent donc concurrencer, a minima pour l’autofourniture, les prestataires traditionnels de ces services.

Ces tendances sont à l’origine de tensions entre acteurs et peuvent s’accompagner de risques d’abus d’intégration verticale qu’il conviendrait d’encadrer juridiquement. Il est regrettable que l’Arcep n’ait pas réglementé cette évolution et les éventuels risques d’abus associés.

(1) Lignes directrices, septembre 2010.
(2) Décision du 29-03-2012 n° 2012-0366 relative à la mise en place d’une collecte d’informations sur les conditions techniques et tarifaires de l’interconnexion et de l’acheminement de données.
(3) Voir le projet de décision relative à la mesure et à la publication d’indicateurs de la qualité du service d’accès à l’internet et du service téléphonique en situation fixe, juin 2012.
(4) Rapport Arcep du 20 septembre 2012.
(5) Article L 36-8 5° du Code des postes et des communications électroniques.
(6) Article 22 de la directive du Parlement européen et du Conseil du 07-03-2002 n° 2002/22/CE concernant le service universel et les droits des utilisateurs au regard des réseaux et services de communications électronique, modifiée par la directive du 25-11-2009 n° 2009/136/CE.
(7) Voir les articles 101 (prohibition des ententes) et 102 (prohibition des abus de position dominante) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
(8) L’appairage en informatique est la pratique d’échanger du trafic Internet avec des pairs.
(9) Décision Conseil de la concurrence 12-D-18 du 20 septembre 2012 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des prestations d’interconnexion réciproques en matière de connectivité internet.
(10) Autorité de la concurrence, 3 avril 2012.
(11) Avis de l’Arcep du 20 octobre 2011 n° 2011-1241 répondant à la demande d’avis de l’Autorité de la concurrence portant sur la saisine de la société Cogent en date du 9 mai 2011 relative à des pratiques mises en œuvre par la société France Télécom sur le marché du transit et ses marchés connexes.

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